Le ressentiment, mal intime et sociétal

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, a publié, en septembre 2020, un ouvrage particulièrement utile pour décoder le monde actuel et nos réactions intimes.
Son livre intitulé « Ci-git l’amer », chez Gallimard, traite de la question du ressentiment, défini comme un contact avec la réalité, sa rugosité, son injustice, qui se heurte à la barrière de l’acceptation et qui par retour se transforme en rumination. Le phénomène prend alors une ampleur qui dépasse la cause et la situation contingente pour se transformer en mécanique, délétère pour l’individu, mais également collectivement dangereuse.
Car c’est le grand intérêt et la prouesse de cet ouvrage de bien mettre en lumière les liens entre la dimension intra-psychique individuelle et le niveau collectif, et d’expliquer comment la société peut constituer une caisse de résonance à ce phénomène victimaire individuel.

Quels sont les mécanismes du ressentiment ?

La première étape est celle du rejet, de la non acceptation de ce qui est. L’individu a la possibilité parfois de modifier ce réel par la négociation ou d’inventer, de construire une alternative acceptable. Quand le réel n’est pas modifiable ou quand la création d’alternative compensatoire n’est pas possible, l’individu doit entrer dans le processus normal d’acceptation de la frustration (ce n’est pas possible et tant pis). Or parfois, ce processus n’est pas activé et place l’individu dans une forme de non acceptation de la réalité, de déni partiel, qui l’empêche d’admettre ce qui est et, en même temps, et ne lui permet pas d’accepter une réparation ou une solution de sortie. Là commence la rumination, « quelque chose qui se mâche et se remâche » et qui place l’individu dans une position de victime sans pouvoir dépasser cette position. C’est un deuil qui ne se fait pas.
Et cette difficulté qui ne passe pas contamine le sujet jusqu’à l’envahissement. Cynthia Fleury parle d' »intoxication ».
C’est un mécanisme auto-entretenu, stérile et tenace. L’individu est figé, fixé, il n’arrive pas à défocaliser et s’enlise. Le seul sursaut alors observable est celui de l’envie de destruction de l’autre, violente, massive mais impossible. Et donc non satisfaite … ce qui réactive à nouveau la position victimaire et la plainte. Dans un cycle sans fin et destructeur, la passivité engendrant l’agressivité.

Les causes psychologiques du ressentiment

La difficulté à gérer la frustration, l’exigence d’une satisfaction immédiate constituent le terreau principal de ce mécanisme. Nos modes d’éducation actuels, les outils technologiques et l’accélération des rythmes sont autant de facteurs aggravants évidents.
 
Au delà, Cynthia Fleury identifie le manque de discernement – cette capacité à reconnaître la valeur d’autres arguments, raisons, valeurs – comme étant une des causes du ressentiment. Car en effet, de cette dévalorisation ou annulation découle l’ingrédient nécessaire de la mise en accusation, le besoin de trouver le coupable. Dans cette perte de discernement réside le premier symptôme des pathologies narcissiques et des troubles psychotiques.
 
Sur un plan sociétal, la promesse non tenue de l’égalitarisme constituerait le socle de cette déception, transformée en « offense », dès lors que les autres en sont portés responsables.

Comment s’extraire du ressentiment ?

Une fois identifiés les mécanismes et les causes de ce sentiment, comment en sortir ou l’éviter ?
 
Le premier ressort consiste à retrouver du pouvoir en commençant à reconnaître une part de notre responsabilité au moins dans la solution. Car le ressentiment est un « déni de responsabilité, une délégation entière à autrui de la responsabilité du monde et donc de soi ». Cela suppose ainsi d’abandonner la plainte et l’attente de réparation impossible.
 
L’autre enjeu est celui de la connaissance, de l’information, de la remise en action du discernement. Puis, par ce décollement de soi-même, de la capacité d’étonnement et d’admiration. « Admirer, c’est provoquer l’éveil en soi » dit-elle en écho à Gilles Deleuze. Le sujet ouvre alors la possibilité d’entrer en action, pour dépasser la perte.
 
Enfin, cette capacité d’action ou de mouvement retrouvée doit pouvoir s’inscrire dans une réalité tangible qui passe par la création, quelqu’en soit la forme (artistique, manuelle, projet …). Il s’agit là du recours à la sublimation comme mécanisme psychique ressource.
 
Ces étapes sont complexes, contre intuitives pour la plupart, toujours progressives et peuvent nécessiter un accompagnement psychanalytique.
 
L’enjeu de cet ouvrage est de « diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre, et (de) résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives ».  Pari intellectuellement tenu grâce à la clarté des propos.
A nous tous d’incarner la suite !

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